Eloge de l’imprévu,
portrait de Damien Fragnon
portrait de Damien Fragnon
À la lecture du traditionnel « il était une fois » des contes populaires se révèlent dans le travail de Damien Fragnon, de manière plus prégnante, les notions implicites d’espaces in(dé)finis et de temporalités autres. Les récits qu’il déploie formellement s’adressent à notre inconscient collectif tout en proposant de légers décalages, évoquant alors une réalité située peut-être quelques pas « à côté » de la nôtre.
Lorsque l’artiste s’essaie à la reproduction de phénomènes chimiques, s’agit-il de quelques expériences d’un savant peu aguerri ? Il n’est pourtant pas question ici d’entreprise aboutie ou même de réussite fonctionnelle : la poésie surgit de la tentative. De la fabrication de la crème à fumer (Crème à fumer, 2013) à celle d’un miroir (Comment faire un miroir, 2012), les œuvres de Damien Fragnon sont autant de velléités infimes, en ceci qu’elles sont souvent des intentions fugitives qui restent parfois à l’état réjouissant de strictes maladresses. Si le scientifique corrobore une thèse par son application lors d’une expérience physique, l’artiste construit son savoir à travers l’expérimentation. Mais rien ne se passe jamais comme prévu. Les pièces fantasmées deviennent « autres », puis jouent les prémices des suivantes, chacune faisant office « d’acte de volonté ».
Dans un mouvement presque unilatéral, ce sont les résultats de ces expériences, les formes issues des différents hasards provoqués par l’artiste qui induisent le récit, ou devrions-nous dire les multiples récits, tant ceux-ci, interdépendants, s’alimentent les uns les autres. Les œuvres, souvent énigmatiquement titrées, constituent donc autant d’histoires que Damien Fragnon nous raconte. À la lecture des textes qui accompagnent les pièces, on découvre la genèse de chacune d’entre elles ; des interrogations aussi naïves que philosophiques : comment fabriquer du sable ? Peut-on posséder quelque chose d’éphémère ? Quelle nouvelle matière expansive peut-on produire par association ?
C’est à l’univers tout entier dans son aspect géologique que l’artiste se frotte (serait-ce là son intention ?). Tout est alors question d’échelle. À la sienne – en mousse (2, 3 choses d’une échelle, 2016) – il « réalise » une supposée météorite (Faire une météorite, 2016) qu’à l’aide d’une boussole l’explorateur zélé saura retrouver en pleine nature. Sur son trajet, aux abords d’un fleuve, l’argonaute apercevra l’affleurement discret d’une île (220 sacs de sable pour une île sur le Rhône,2017), fruit d’un travail titanesque ou d’un mythe prométhéen. Plus loin, un nuage lenticulaire aux couleurs de porcelaine (Le géant et la montagne,2015) s’accrochera avec douceur aux neiges éternelles. S’il en a l’audace, l’alpiniste s’en approchera sans toutefois pouvoir s’en saisir. Fatigué, de retour chez lui, il appréciera alors la brise légère du vent (Une légère brise de vent, 2017) sur son visage. Quand cette nature omniprésente n’est pas imitée, elle est, comme toujours chez les Hommes, source des plus grandes convoitises. Ainsi, à l’heure où les étoiles s’achètent sur Internet, Damien Fragon est quant à lui l’heureux propriétaire d’une parcelle de brouillard.
Plus qu’une imitation, il s’agit là d’une chimérique volonté de substitution – ou de possession – de la nature elle-même. La modestie des moyens employés ne relèverait-elle pas alors de l’absurde ? C’est ici, dans cet écart pourtant colossal que réside ce « pas de côté » infime qui caractérise le travail de l’artiste. Éloge du dérisoire, de la discontinuité et du déplacement discret.
Damien Fragnon, 220 sacs de sables, pour une île sur le Rhône, 2017. Sacs de gravats, sable. Courtesy artiste
Damien Fragnon, Dans 150 ans la pierre va disparaître, 2017. Pierres calcaires, divers sels, dimensions variables. Courtesy artiste.
Damien Fragnon, vue de l’exposition COUTEAU CHÂTEAU BOIS NOIR Avec Félicia Atkinson, Naomi Maury.
Damien Fragnon, Module N°5. Courtesy artiste.