Rien n’est vrai, tout est vivant - Carla Aubert-Yustos, Elio Azan, Emylou Baquerre, Swan Benard, Tina Blanche, Hana Bourahla, Agathe Chemin, Merlin Cohen-Addad, Charlotte Cohen-Bacrie, Sarah Courtois, Alicia Fonseca, Elisabeth Niang, Gwendoline Renaut, Gaïa Slama et Macéo Touzet
Rien n’est vrai, tout est vivant met en scène bon nombre de personnages, d’êtres qui habitent notre monde, ou de formes de vie étranges, que l’on fantasme et que l’on invente. Cette exposition emprunte son titre au romancier, poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011), qui a développé plusieurs concepts majeurs dont l’Identité–Relation ou encore le Tout-Monde. Comme dans son ouvrage Poétique de la Relation, il est question ici de relation à l’« autre », ses yeux qui me regardent, son corps comme un miroir, ses mots qui me traversent.
Les masques et les costumes sont bavards, ils racontent l’impermanence de nos identités, les efforts surhumains déployés pour les rendre lisibles, identifiables, immuables comme des slogans, des vérités générales que l’on voudrait crier au monde. Pour autant, dans l’étrange procession de la vie, il s’agit de composer avec nos identités multiples et mouvantes. Les peintures festives de Swan Bénard nous présentent Adidi et Kimbeurler, deux figures qui incarnent avec panache des problématiques de société (dont les violence systématisées de notre société patriarcale par exemple). Dans celles d’Agathe Chemin, les personnages masqués jouent des rôles, occupent des places interchangeables. Le groupe, qui évoque un monstre à plusieurs têtes, inquiète autant qu’il accueille, se nourrissant joyeusement de diversité et imposant les règles d’un jeu collectif à décrypter. En cas d’échec, les cocardes de Sarah Courtois félicitent les perdant·e·s, les dernier·e·s, ou plutôt les premier·e·s en partant de la fin dans de la compétition de la vie.
Derrière les artifices, nos corps nous trahissent parfois, et nous rappellent qu’ils sont aussi vecteurs d’identité, qu’ils portent en eux un héritage complexe. Dans un autoportrait aux allures de selfie, Emylou Baquerre redessine les contours de son propre corps avec les outils de la peintresse à l’atelier, après avoir été modelé par ceux du chirurgien dans une salle d’opération. Allégorie de la peau, la toile recouverte de latex est parfois directement scalpée par Macéo Touzet, qui met en scène des sujets mystérieux·ses incarnant la fluidité de la peinture.
Lorsqu’ils sont représentés dans les dessins figuratifs de Gaïa Slama, ils racontent le genre, la sexualité, et plus largement ce qui se transmet ou non dans nos chairs. Celles-ci peuvent être perçues comme un fardeau dont une Sainte-Agathe contemporaine voudrait se délester, ou comme les fragments d’un corps avec lesquels jouer.
Dans un décor surréaliste charnel, les personnages du film d’Elisabeth Niang activent le décor par la caresse. La matérialité des corps (les doigts, les bouches, les lèvres) rencontre celle de la nourriture ; des fragments d’organes génitaux à dévorer en tartes ou en cupcakes. Si les gestes sont ici omniprésents, comme issus d’une chorégraphie chaotique, ils sont absents dans l’installation de Charlotte Cohen-Bacrie, dont les pièces en céramiques colorées évoquent aussi bien une composition picturale moderniste qu’une salle d’escalade créant une véritable tension entre la forme et l’usage.
Dans les films de Tina Blanche, les mouvements des corps deviennent sujets de fictions. L’effet de glitch ajouté sur l’image en mouvement de femmes de chambres dans un hôtel, projetée sur un uniforme, rappelle la surveillance systématique des travailleuses, et le son transformé des ouvriers au travail, évoquant le cinéma horrifique, modifie la compréhension de leurs gestes.
Ailleurs, ils sont les marqueurs de savoir-faire traditionnels, transmis de génération en génération, jusqu’à l’ère industrielle et son changement radical de paradigme. Dans son film documentaire, Carla Aubert Yustos porte un regard politique sur les différentes méthodes d’élevage du monde agricole, des plus artisanales aux plus automatisées. L’autre, c’est à la fois l’éleveur, pris en étau entre convictions éthiques et nécessités économiques, mais aussi l’animal, trop souvent victime d’un système spéciste impitoyable.
A contrario, dans les peintures d’Alicia Fonseca, le chien n’est ni un symbole au service du discours de la peinture, ni le faire-valoir de son·sa maître·resse qui l’accompagne, comme l’histoire de l’art nous en donne tant d’exemples. Il est le sujet du portrait, le personnage principal de l’histoire, les yeux à travers lesquels nous sommes invité·e·s à regarder le monde. Peut-être est-ce aussi l’enjeu d’Alien Therapy, d’Hana Bourahla ; faire planer un doute, ébranler nos certitudes en changeant de point de vue et en se délestant de toute forme de scepticisme. Il est alors question de croyances, d’observations quasi anthropologiques de l’autre, de ses rituels, de sa mémoire et de ses mythes, comme le font Sarah Courtois dans ses peintures autobiographiques sensibles, et Emylou Baquerre dans son installation vidéo.
Ces autres vivants, animaux, végétaux ou humain·e·s, réels ou fantasmés, vivent dans des décors à leur image : pluriels, mouvants, polymorphes. Iels les façonnent en y laissant les traces de leurs passages. À la manière d’une archéologue du présent, Gwendoline Renaut collecte, présente et représente ces petits objets témoins dans ses peintures abstraites. Elles sont des strates qui se superposent, des écosystèmes poreux qui communiquent et qui nous échappent, nous coulent entre les doigts, se désagrègent sous nos pieds.
L’équilibre précaire des installations de Merlin Cohen-Addad fait écho à l’impalpabilité des paysages numériques immersifs d’Elio Azan. Ces lieux, très différents, ont toutefois une forme de théâtralité commune : ils apparaissent comme des scènes sur lesquelles les êtres évoluent, tout en questionnant avec suspicion les phénomènes de deus ex machina.
À l’image de la démarche littéraire d’Annie Ernaux et de son « autobiographie collective », cette exposition est une somme de sensibilités diverses qui dialoguent. Dans un monde morcelé, il s’agit ici de mettre à l’honneur la polyphonie, un « assemblage de voix ou d’instruments, sans préjuger de leur nature ».
Rien n’est vrai, tout est vivant.