La Fête, La Musique, La Noce,
Maria Loboda,
compte rendu d’exposition
Maria Loboda,
compte rendu d’exposition
Institut d’art contemporain de Villeurbanne, 2.06.2017 - 13.08.2017
Publié sur le site de la revue Zerodeux, 2017
Publié sur le site de la revue Zerodeux, 2017
Sur le carton d’invitation comme sur la vitre centrale de la verrière de l’IAC, se lit sur un ruban, comme une promesse ondoyante, La Fête, La Musique, La Noce. Si le titre de cette exposition semble inviter aux réjouissances, les collages de symboles multiculturels qui y sont présentés constituent un véritable canevas truffé d’anachronismes inquiétants et d’interférences déconcertantes. Dès les premiers instants de ce voyage le ton est donc donné : La Fête, La Musique, La Noce pourrait rapidement prendre des airs de violente bataille… Pour en sortir indemne il est primordial de ne pas céder à la confusion et de prendre garde à ne pas se laisser séduire par des œuvres aux apparences lisses, mais de tenter de déceler les clés qui en révèlent les redoutables aspérités. Il s’agit donc d’une enquête qu’il faut mener de salle en salle (chacune identifiée par un titre) tout au long de ce parcours qui s’apparente à un véritable récit structuré. N’est-ce pas de cette manière, passant mentalement de pièce en pièce, que les orateurs grecs mémorisent leurs discours ?
Dès la première salle, désignée comme l’antichambre de cette architecture hybride, un portail monumental impose une prise de décision : To Separate the Sacred From the Profane. Faut-il le franchir et donc changer d’état ? Au risque de ne pouvoir faire demi-tour… Le corps alors dessinerait dans l’espace une lemniscate – symbole de l’infini – du latin lemiscus : ruban. Peut-être est-ce là un premier indice… De part et d’autre de ce portique végétal, des photographies de mains masculines d’un potentiel assassin, gantées de cuir, tentent d’exécuter des mudras[1] mais le mouvement ici empêché laisse supposer une forme de violence qui ne cessera d’affleurer dans chacune des pièces. Gardons à l’esprit les fresques murales de Maria Loboda aux couleurs aussi chatoyantes que toxiques, qui empoisonneraient un visiteur trop fasciné (Walldrawing, arsenic, cyanide, mercury, lead, 2010).
Poursuivant son parcours, le spectateur entre dans un espace circulaire évoquant la tholos grecque que décrivait Homère. Le péristyle a disparu laissant place à une rampe en fer forgé qui se fait texte ; long bâillement, prière psalmodiée ou peut-être hurlement dont on ne peut qu’imaginer l’écho retentissant. Au centre de ce petit temple une colonne en ruine supporte une queue de satyre. Ces deux références formelles faites à l’architecture grecque et au compagnon de Dionysos ici rapprochées suscitent une impression étrange de collage antithétique : la chair et la pierre font alors corps. Les moulures qui ornent La grande galerie suggèrent un intérieur bourgeois dans lequel est partiellement reconstitué un bas-relief (The Wealth of Neolithic Elites, 2017). Si l’accrochage, éminemment muséal, laisse à penser que ces fragments sculptés décrivent une scène de guerre ô combien mémorable, l’intégration d’objets aussi anachroniques que prosaïques (des bouteilles d’eau) en bouleverse pourtant la lecture.
Franchissant une porte dérobée (qu’il faut donc véritablement « décider » de pousser), nous entrons dans la chapelle, un espace confiné sensiblement proche d’une crypte ou d’un caveau dans lequel le son est étouffé. Le souffle ici se fait court et notre présence semble blasphématoire tant le récit prend le pas sur le dispositif de présentation des œuvres d’art. Une exposition ? Nous l’aurions presque oublié. Cette installation présente quelques termes relatifs à l’ère Permienne inscrits à la flamme d’un briquet à la manière des soldats anglais pendant la Grande Guerre. Ceux-ci semblent annoncer une nouvelle catastrophe : « Boundary », « Extinction », « Great Dying ». La menace, ici encore, gronde. Pourtant, dans un atelier d’artiste nimbé de lumière naturelle – pour la première fois depuis le début du parcours – la tension narrative retombe pour un temps. Dans ce que Maria Loboda identifie comme un atelier, les œuvres d’art sont toutefois présentées de manière classique, sculptures sur socles et photographies au mur : l’espace de création est ici théâtralisé. Produisant une véritable mise en abyme, les œuvres mettent en scène le travail de la main, celle de l’artiste qui façonne et de l’archéologue qui restaure. Les objets en attente d’activation paraissent instables : la glaise risque de sécher (The Lord of Abandoned Success (L’Argile Humide), 2017) quand l’amphore risque de se briser – encore (The Unattainable Original Condition, 2016).
Pour conjurer le sort, aurions-nous dû faire ça et là quelques offrandes de graines dans des paniers tressés ? Trop tard, c’est la guerre, le récit reprend de plus belle.
La cigarette écrasée à la hâte dans un cendrier fume presque encore (Mrs. Van Hopper,2017), l’homme d’affaire a quitté précipitamment son bureau colossal (The Colossal Writing Desk, 2017). A-t-il réussi à échapper à l’iconique œil d’un potentiel big brother (Raw Material Coming From Heaven, 2017) ? Les végétaux accrochés au plafond semblent indiquer que c’est en forêt qu’aura lieu la grande bataille, de toute évidence une lutte de pouvoir. La série de photographies au titre ironique laisse à penser que là-bas, la terre sculptée s’est transformée en boue dans laquelle les traders de Wall Street pataugent (The Evolution of Kings, 2017).
Symbole de cette guerre, une composition de végétaux inconciliables (Ah, Wilderness!,2010) guide le visiteur, non sans surprise, dans une chambre à coucher aux dimensions pharaoniques. Ici encore quelques indices, des objets acratopèges ou d’étranges statuettes appartenant à un supposé amateur se fondent dans les draps de soie. Métaphore de l’exposition toute entière, ils s’offrent au regard sans toutefois que l’on puisse les saisir.
Un hiéroglyphe mural indique une issue lumineuse, la sortie peut-être, l’adyton, cet espace architecturalement inaccessible réservé aux plus importants religieux. L’exposition, ici encore se fait scène, sur laquelle le spectateur, dans un état proche du recueillement, est enfin prêt à découvrir la précieuse relique. De l’eau. Des bouteilles d’eau en plastique alignées avec soin sur une étagère en hauteur. L’enquêteur zélé aura été prévenu. Ici se clôt le récit onirique et s’achève le parcours labyrinthique que Maria Loboda construit dans cette première exposition d’envergure en France. Perturbant nos propres algorithmes de pensée, les œuvres sont ici présentées dans un dispositif théâtral. Ce mode d’adresse narratif fait au spectateur (plus qu’au visiteur) induit un rapport particulier aux œuvres que l’on considère comme autant d’énigmes — constitutives de ce récit — à déchiffrer.
[1]Geste symbolique des mains avec positions particulières des doigts qui, dans les danses traditionnelles, l’iconographie et les arts hindous et bouddhiques, sert à exprimer une attitude ou une image mentale. (Larousse)
Maria Loboda, In the Long Yawn, 2016.
Courtesy de l’artiste et de la galerie Maisterravalbuena, Madrid.
Maria Loboda, Young Satyr Turning to Look at His Tail, 2017. Production Kunsthalle Basel. Vue de l’exposition. Photo : Blaise Adilon
Maria Loboda, The Wealth of Neolithic Elites, 2017. Vue de l’exposition. Photo : Blaise Adilon