Thomas Schmahl - Portrait
Diplômé en 2018 de l’École Supérieure d'Art et de Design de Reims, Thomas Schmahl est lauréat du Prix de la Jeune Création de la biennale d’art contemporain de Mulhouse l’année suivante, en 2019.
Le goût de Thomas Schmahl pour le cadrage, la découpe et le montage atteste de sa fascination pour le cinéma. Transparaît dans ses films une volonté de ne jamais donner la solution d’un problème sans causes et sans effets. Déçu par certains films contemporains qu’il qualifie de trop « directs », Thomas Schmahl est attiré par le bancal, l’instable et l’incertain.
Il filme l’attente ou l’ennui, un temps suspendu qui s’étire juste à côté de la scène. Mais si le sujet semble hors champ, il se joue pourtant ici quelque chose de l’ordre d’un récit narratif sibyllin. Evoquant les états modifiés de conscience, l’artiste met au centre de son cadrage des « rêveries » pourtant nécessaires au fonctionnement d’une pensée rationnelle. Malgré la rumeur d’une arrivée imminente, qui sonnerait le début de l’action, au comptoir d’un bar (Le rouge de nos désirs, sur l’envers de nos cuirs, 2017) ou dans la campagne française (Le corbeau et le chacal, 2018) les protagonistes de ses histoires, inspirées de faits divers, restent absents. Les dés sont pipés, Thomas Schmahl écrit des scénarios sans début et sans fin. Les dialogues, prétextes heureux au déploiement d’une écriture poétique - que l’on retrouve dans les chansons écrites par l’artiste - plongent le spectateur dans un état de langueur, qui répond à la fébrilité d’acteurs nécessairement amateurs. Thomas Schmahl se reconnaît dans la volonté de Robert Bresson de travailler avec des « modèles » de cinéma, des interprètes amateurs, radicalement opposés aux comédiens professionnels des planches. Le film est ainsi toujours en train de se faire, dans une démarche collective et une fois encore résolument incertaine. Godard lui aussi disait à ses acteurs : « On saura quand le film sera terminé, quel est le personnage ». Dans les films de Thomas Schmahl, les « modèles » / personnages peuvent être aussi des montagnes auxquelles il prête des sentiments humains, si bien qu’il arrive même qu’elles tombent amoureuses.
Les installations qu’il réalise relèvent quant à elles d’un décor de théâtre plus que de cinéma. Si leurs statuts sont ambivalents, quelques éléments identifiables, objets ou symboles, permettent de supposer le contexte de l’action. Il s’agit souvent d’espaces publics représentatifs d’une forme de mixité sociale : un terrain de foot (La coupe de rien, 2019), un bar (Le rouge de nos désirs, sur l’envers de nos cuirs, 2017) ou un marché (Un marché le mardi 26 juin, 2018).
Lorsque dans cet espace la performance est en cours, il est soudain donné à voir un duo de danseurs ou de clowns, à la gestuelle désopilante rappelant le cinéma de Tati. Thomas Schmahl et Adrien Tinchi se sont en effet associés pour « jouer » - si le terme est emprunté au lexique du théâtre, il est pourtant bien question ici d’un jeu - des performances chorégraphiées. Inspirés de John Wood et de Paul Harrison notamment, les deux artistes mettent au centre de la scène le corps, ses possibilités infinies de communication non verbale et son large potentiel comique. Dans La coupe de rien, ce sont, pendant 90 minutes, les instants les moins décisifs d’un match de foot qui sont mis en lumière ; tous ces gestes non pas « hors jeu » mais en « dehors » du jeu : l’attente des sportifs sur le banc de touche ou dans les cages, les étirements et autres massages de kinésithérapeutes, les aveux discrets de superstition, mais aussi les gestes des supporters dans les gradins, l’ennui et la bière entre les deux mi-temps… Une fois encore il s’agit de déplacer son regard vers l’anecdotique, le superflu, l’insignifiant. C’est ici qu’est le match.
Lorsqu’ils ne jouent pas au foot, Adrien Tinchi et Thomas Schmahl font des « provisions » pour la saison en cours : de pétanque et de Pastis pour l’été ou de boules de neige pour l’hiver. Le caractère cyclique de ces performances semble être un prétexte malicieux pour introduire régulièrement un humour quasi trivial dans le monde de l’art jugé trop sérieux. A la manière du sujet supposé des films de Thomas Schmahl, ces actions sont elles aussi « hors champ », faisant de leurs environnements des espaces sans cesse en attente d’activation. Une fois la performance terminée, le décor redevient installation, que le corps du visiteur traverse à son tour avec l’intime conviction qu'il s’y est passé quelque chose…
Thomas Scmahl, Le Corbeau et le chacal, 2018 ©Thomas Schmahl
Thomas Scmahl, Le Corbeau et le chacal, 2018 ©Thomas Schmahl
Thomas Scmahl, Le Corbeau et le chacal, 2018 ©Thomas Schmahl
Toutes tournées vers la vallée, les salles fonctionnent comme autant de chapitres d’un livre, au sein duquel chaque mur s’apparente à une page blanche. Les blocs de texte semblent s’être effacés au profit d’une narration faite de rapprochements de photographies. La faune et la flore, omniprésentes derrière les fenêtres du château, sont les protagonistes de micro-récits thématiques déployés dans chacun des espaces. Si la photographie est toujours le vestige matériel de son modèle, le « ça a été »1 barthésien se charge ici de manière prégnante du caractère vivant de certains sujets. Ces derniers impriment parfois la surface du papier par le contact physique de leurs propres corps. Petits insectes, plancton et végétaux se sont posés dans la camera obscura de l’artiste. Ces images existent indépendamment les unes des autres mais, de leurs rencontres – entre elles comme avec le paysage – naît un nouveau discours. Ce principe de libre association, développé notamment par Arthur Rimbaud dans ses correspondances, atteste du caractère éminemment littéraire du travail de l’artiste.
Qu’elles soient formelles ou conceptuelles, ces analogies laissent supposer l’attention singulière qu’un artiste comme Jochen Lempert porte sur le quotidien et ce qu’il recèle d’extraordinaire. La lecture que celui-ci en propose, en plusieurs temps, est aussi poétique que biologique. Les vols d’oiseaux migrateurs, les nervures des feuilles à chacune des saisons ou les nuages de cendres volcaniques renvoient, à travers des phénomènes éthologiques, botaniques ou encore géologiques, à différentes recherches menées au cours de l’histoire de l’art. Certaines photographies sont en effet formellement proches des typologies architecturales et végétales développées par certains artistes de la Nouvelle Objectivé allemande, quand d’autres rappellent la chronophotographie. Chez Lempert, qu’il s’agisse du mouvement de sa propre respiration, lorsqu’allongé sur le sol il pose l’appareil sur son buste pour photographier un ciel étoilé, ou de captures de la course des astres : le temps, cyclique, est souvent le sujet.
Au sein de Predicted Autumn, les tirages argentiques sur papier baryté mat sont accrochés sans cadres, s’offrant ainsi au regard sans aucune distance induite par le dispositif muséal. Ainsi présentées, les images produites par Jochen Lempert suscitent une impression de proximité et de familiarité : « dans un monde jonché de vestiges photographiques, elles semblent avoir le statut d’objets trouvés : tranches de monde découpées de façon aléatoire »2. Impossible donc de ne pas reconnaître, dans une attitude contemplative et avec une émotion certaine, l’écureuil perché sur une branche, le détail d’un drapé d’une toile de Botticelli ou l’hippocampe observé au détour d’un récif corallien. Peut-être est-ce là que se situe toute la poésie de cette exposition. Elle permet au visiteur, dans un monde de consommation effrénée des images, de convoquer quelques souvenirs individuels morcelés et fugaces. Toutes ces photographies font appel à la mémoire collective et semblent ainsi être adressées au visiteur, afin qu’il puisse à son tour s’en saisir et les intégrer à sa propre anthologie d’images. « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu »3
Notes
- Roland Barthes, La chambre claire, Gallimard, Paris, 1980, p. 120.
- Susan Sontag, Sur la photographie, Editions Christian Bourgois, Paris, 2008, p. 103.
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : du côté de chez Swann, Gallimard, Paris, 1992, p. 44.