Des mots vivent dans ma gorge* 

Avec Héloïse Delègue, Antoine Dochniak, Benjamin Hochart, Carlota Sandoval Lizarralde, Laura Porter et Sabrina Violet, Kevin-Ademola Sangosanya, Rozy Tergemina Sapelkine
 








Prix Sheds de l’art contemporain, du 16 octobre au 29 novembre 2025



 Printemps 2025 : je visite les ateliers des artistes du prix Sheds pour l’art contemporain de Pantin le recueil de poèmes d’Audre Lorde Coal dans la poche. Traversée par l’écriture incisive, puissante, militante et radicalement politique de cette poétesse afro-américaine, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder les œuvres en entendant sa voix. “Je suis décidée et je n’ai peur de rien”2. Subjectif et circonstanciel, ce rapprochement entre huit artistes contemporain·e·s et cette figure littéraire me permet de déplier cette exposition à l’aune des thématiques qui composent la pensée d’Audre Lorde. Nous sommes pourtant bien différentes : je suis blanche, hétérosexuelle et privilégiée. Si sa pensée s’est forgée dans des luttes qui ne sont pas les miennes, j’admire la sororité et l’inclusivité manifestes de son travail.  « Ce ne sont pas nos différences qui nous divisent. C’est notre incapacité à reconnaître, accepter et célébrer ces différences »3. Ajouter à la liste des artistes un nom supplémentaire, comme une invitée surprise, relève du plaisir égoïste d’imaginer un parcours fait d’échos, en racontant une histoire parmi tant d’autres, et en mettant en lumière le positionnement singulier d’artistes qui nourrissent les luttes autant que les imaginaires.

La poésie d’Audre Lorde est à la fois politique et personnelle, mêlant l’intime à la lutte contre les oppressions. « La poésie n’est pas un luxe »4. Son écriture est un outil de résistance. Elle est directe, rythmée et toujours chargée d’expériences personnelles. Son œuvre est profondément marquée par un syncrétisme culturel et spirituel. Afro-américaine d’origine caribéenne, elle croise des références aux traditions africaines, aux figures mythologiques noires, mais aussi à des formes occidentales de poésie. Dans La licorne noire, par exemple, elle invoque des figures divines issues de différentes aires géographiques, créant un langage poétique qui transcende les frontières culturelles. Ce syncrétisme devient un acte politique, une manière de réinscrire les savoirs et les spiritualités noires dans le tissu littéraire occidental. Je retrouve cette notion de syncrétisme culturel et spirituel dans le dessin compulsif de Carlota Sandoval Lizarralde, et dans sa collection d’objets venus de Colombie, où elle a grandi. La rencontre d’éléments issus de la religion catholique et de l’imagerie latino-américaine populaire évoque la migration, le métissage, la séparation et le voyage. Ce mélange n’est pas anecdotique : il traduit une volonté de reconstruire une identité fragmentée par la migration et l’histoire coloniale qui traverse aussi toute la pensée d’Audre Lorde. 

C’est à travers la matérialité, dans ce qu’elle peut dire de l’histoire, de l’échange ou de l'obsolescence, que Laura Porter et Sabrina Violet développent leurs recherches. Travaillant en duo à cette occasion, elles explorent l’origine et l’évolution des objets, s’intéressant aux systèmes d'échange, aux passages d’un support à un autre, aux processus de dissimulation, ainsi qu’à la manière dont les formes peuvent se libérer des cadres qui leur sont imposés. Leur pratique dépouillée, presque méditative, donne à voir la simplicité des formes et la spontanéité du geste, révélant une attention à la manière dont les motifs deviennent la structure même des formes qu’ils habitent.

Les personnages qui peuplent l’écosystème de Rozy Tergemina Sapelkine, comme le letchi, la grenouille, l’âne ou la patate douce, sont des allégories de la sagesse subversive et de la dissidence. Évoluant dans des performances sans scènes inspirées d’art de rue et des récits diasporiques de l’océan Indien, iels revendiquent leur appartenance à l’art populaire tout en s’immisçant avec malice dans les espaces élitistes du monde de la culture.

Les textes d’Audre Lorde expriment la tension constante entre la vulnérabilité de l’existence marginalisée et la force joyeuse de la survivance ; l’écriture est une réponse vitale à l’oppression. Kevin-Ademola Sangosanya transforme cette lutte en puissance poétique, en œuvres chargées d’àṣẹ (un principe de vitalité et une force d'agentivité qui infuse toute chose, un concept philosophique et spirituel central de la culture yorùbá). Intéressé par les récits du monde atlantique noir et païen, ainsi que par les formes de syncrétisme qui en découlent, Kevin-Ademola Sangosanya explore l’àṣẹ comme force de résilience. Son travail questionne l’invisible, l’au-delà, et — de manière plus symbolique — ce qui précède ou transcende la vie. « Nous n'étions pas censées survivre »5.

Audre Lorde s’inscrit aussi pleinement dans une dynamique contre-culturelle, et propose une vision radicalement alternative de la société, du langage et de la communauté. Dans une même démarche, en réalisant un ensemble de pièces qui renversent les hiérarchies culturelles, Benjamin Hochart met en lumière le potentiel politique et esthétique des marges. Ses œuvres, qui s’alimentent les unes et les autres dans une dynamique autophage, interrogent les normes sociales et artistiques, croisent les localismes et rendent hommage aux cultures populaires.

Dans une démarche de réhabilitation sensible, Antoine Dochniak présente lui aussi des images d’archives ou des sculptures articulées, en équilibre, qui figurent des corps soumis aux tensions sociales ou pris dans l’engrenage de mécanismes politiques sournois. L’invisible a des effets. Le corps n’est jamais neutre : il est au cœur de l’expérience politique et poétique. Dans son essai Uses of the Erotic, Audre Lorde affirme sa dimension sensuelle et érotique comme un outil de résistance, une source de connaissance profonde, souvent méprisée par la culture patriarcale occidentale. Le corps holistique, sa mémoire et son rapport au temps cristallisent ces questionnements. Dans les peintures textiles d’Héloïse Delègue, il est morcelé, fragmenté, quasi disséqué, avant d’être suturé avec soin, comme pour redevenir un sujet unifié. Les œuvres apparaissent alors comme de véritables outils de rituels de guérison, inspirés par des expériences intimes de douleur, de maladie ou de transformation. Dans les poèmes d’Audre Lorde écrits après son diagnostic de cancer, la douleur devient langage ; elle fait alors du corps un lieu de vérité politique.

Ces huit artistes nous proposent des contre-récits où se rencontrent les histoires, pensées et croyances, dans une cartographie sensible qui recompose à la fois des territoires réels et symboliques. Leurs pratiques sont des lieux de résistance et de réinvention collective ; chaque œuvre nous propose un espace de révolte, de soin ou de mémoire.


“Si je résonnais vraiment
je te déchirerais
les tympans
ou le cœur”6.









*.  D’après le poème Coal, 1976

2.  « I am deliberate and afraid of nothing. ». (traduction libre) Audre Lorde, New Year's Day, poème extrait de A Land Where Other People Live, 1973

3.  « It is not our differences that divide us. It is our inability to recognize, accept, and celebrate those differences » (traduction libre) Audre Lorde, Our Dead Behind Us: Poems, 1986

4.  Audre Lorde, Poetry is not a luxury, poems for all season, 2025

5.  Audre Lorde, The Black Unicorn, 1978

6.  Audre Lorde, The Black Unicorn, 1978























































Mark

Leïla Couradin


Contact



EXPOSITIONS



Des mots vivent dans ma gorges - Prix Sheds Pantin 

Simon Feydieu - œuvre dans l’espace public 

Iels sont le feu à l’intérieur de nous - avec lola fontanié, marie pic, floraine sintès, laura vazquez, ludivine zambon

Jelena Škulis -  Les chaînes de la liberté et les câbles de la connexion

On ne change pas...on met juste les costumes d’autres sur soi... (parcours thématiques DDA)

Rien n’est vrai, tout est vivant - ESAPB

Charlotte Alves - Un trou dans le sable 

FUTURIBLES - avec Hilary Galbreaith, Andréa Le Guellec, Tania Gheerbrant, Sacha Rey, Baptiste Verrey

Camille Boileau - Le jardin des possibles 

Jeanne Chopy - Le rideau bouge encore ~

Lisa Duroux et Julie Kieffer - De cadence et d’amour

Adélaïde Feriot - Polaris

Bettina Samson - Spectral Summer, Le Parc Saint Léger 

Bénédicte Lacorre - Did something real happen ?

Vincent Gallais - L’instant de plus

Baptiste Charneux et Delphine Gatinois - Sécher le perroquet

La fête de l’insignifiance - exposition collective, Kunsthalle de Mulhouse 

Carla Adra - Bouche 

Léo Sallez - Relais des gourmets 

Victoria David - Snow Gum




TEXTES  



Elisa Florimont - Résidence GENERATOR 

Louise Belin - Résidence GENERATOR 

Julie Kieffer - Portrait 

Jeanne Held - Ode à la lenteur 

Claire Dantzer - L’arrière boutique 

Lisa Duroux & Guillaume Perez - 
Loges, jardin, rivière

Béranger Laymond - Portrait

Xavier Veilhan, De plain-pied -FRAC Pays de la Loire 

Elodie Rougeaux - Portrait

Trepasing Threshold

Nawel Grant - Portrait 

Vega Lopez - Portrait 

Frédérique Fleury 

Catalogue de l’exposition de l’EMAP Corbas - notices

Camille Sart - Entretien (Résidence Voyons Voir)

Rémi Lécussan - Entretien (Résidence Voyons Voir) 

Brontë Scott - Entretien
(Résidence Voyons Voir) 

Amalia Laurent - L’édifice immense du souvenir, exposition au CACN

Collection du FRAC île de France - notices

Collection de EAP Vénissieux - notices

Valentin Martre - Sortie de Résidence Voyons Voir au Chantier Naval Borg

Un calamar à la surface, Rémi Lécussan, Ludovic Hadjeras, Benoît Pype

Amalia Laurent - Entretien, POST it RÉALITÉS

Claire-Lise Panchaud - Portrait

Collection de l’IAC de Villeurbanne (FRAC Rhône Alpes) - notices

Jean-Christophe Couradin - Portrait 

Christopher Daharsh - BIKINI

Frédéric Rouarch - La traversée 

Pierre Unal Brunet - Entretien, POST it MONSTRE

Celine Pierre - Entretien, Point Contemporain 

Sophie Hasslauer - Portrait, Point Contemporain

Katinka Bock - Portrait, Zérodeux 

Marianne Villière - Entretien, POST it #08

Romuald Jandolo - Entretien, CARF 03

Baptiste Charneux - Entretien, POST it #06

Anaëlle Rambaud - Entretien, POST it #04

Carla Adra - Entretien, POST it #02

Corentin Canesson - Entretien, CARF 02

Thomas Schmahl - Portrait, Point Contemporain

Predicted Autumn, Jochen Lempert, La belle revue 

L’odeur du ciel, Damien Fragnon et Naomi Maury, Tzvetnik

Radio, Katinka Bock, Point Contemporain

Pavillon, Guillaume Perez, Artaïs 

Les conventions ordinaires, Chloé Serre, La BF15, Zérodeux 

Partout, mais pas pour très longtemps, Convoi exceptionnel, Point Contemporain

Peaux des murs, Claire Georgina Daudin, Point Contemporain

Night Soil - Nocturnal Gardening, Mélanie Bonajo, La critique 

Entre-temps, portrait de Rémi De Chiara, Point contemporain

Cleptomanie Sentimentale, collection Saves, Point contemporain

Les coulisses du plateau, portrait de Naomi Maury, Point contemporain 

Sous la surface, portrait de Julie Digard, Point contemporain 

Eloge de l’imprévu, portrait de Damien Fragnon, Point contemporain

Le divan des murmures, exposition collective au Frac Auvergne, Zérodeux 

La Fête, La Musique, La Noce, Maria Loboda, Zérodeux 

Le monde ou rien, exposition collective au Gac Annonay, La belle revue 

Images évanescentes et dessins absents, Claire Georgina Daudin, Le mauvais coton

Les bruits silencieux, Olivier Zabat, Le mauvais coton

Dancing in the Studio, Pedro Barateiro, Le mauvais coton

Etoffes à décor de circonstance, Joséphine Kaeppelin, Le mauvais coton

Conversations silencieuses, exposition collective au Réverbère, Le mauvais coton

Marcher à la dérive, Alex Chevalier et Guillaume Perez, Le mauvais coton

Les éléphants se cachent pour mourir, Maxime Lamarche, Le mauvais coton

Promenade urbaine en négatif, Sehyong Yang, Le mauvais coton

Histoire des ensembles, Mathilde Chénin, Le mauvais coton

Cave Studies, Vincent Broquaire, Le mauvais coton