Des mots vivent dans ma gorge*
Avec Héloïse Delègue, Antoine Dochniak, Benjamin Hochart, Carlota Sandoval Lizarralde, Laura Porter et Sabrina Violet, Kevin-Ademola Sangosanya, Rozy Tergemina Sapelkine
Avec Héloïse Delègue, Antoine Dochniak, Benjamin Hochart, Carlota Sandoval Lizarralde, Laura Porter et Sabrina Violet, Kevin-Ademola Sangosanya, Rozy Tergemina Sapelkine
Printemps 2025 : je visite les ateliers des artistes du prix Sheds pour l’art contemporain de Pantin le recueil de poèmes d’Audre Lorde Coal dans la poche. Traversée par l’écriture incisive, puissante, militante et radicalement politique de cette poétesse afro-américaine, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder les œuvres en entendant sa voix. “Je suis décidée et je n’ai peur de rien”2. Subjectif et circonstanciel, ce rapprochement entre huit artistes contemporain·e·s et cette figure littéraire me permet de déplier cette exposition à l’aune des thématiques qui composent la pensée d’Audre Lorde. Nous sommes pourtant bien différentes : je suis blanche, hétérosexuelle et privilégiée. Si sa pensée s’est forgée dans des luttes qui ne sont pas les miennes, j’admire la sororité et l’inclusivité manifestes de son travail. « Ce ne sont pas nos différences qui nous divisent. C’est notre incapacité à reconnaître, accepter et célébrer ces différences »3. Ajouter à la liste des artistes un nom supplémentaire, comme une invitée surprise, relève du plaisir égoïste d’imaginer un parcours fait d’échos, en racontant une histoire parmi tant d’autres, et en mettant en lumière le positionnement singulier d’artistes qui nourrissent les luttes autant que les imaginaires.
La poésie d’Audre Lorde est à la fois politique et personnelle, mêlant l’intime à la lutte contre les oppressions. « La poésie n’est pas un luxe »4. Son écriture est un outil de résistance. Elle est directe, rythmée et toujours chargée d’expériences personnelles. Son œuvre est profondément marquée par un syncrétisme culturel et spirituel. Afro-américaine d’origine caribéenne, elle croise des références aux traditions africaines, aux figures mythologiques noires, mais aussi à des formes occidentales de poésie. Dans La licorne noire, par exemple, elle invoque des figures divines issues de différentes aires géographiques, créant un langage poétique qui transcende les frontières culturelles. Ce syncrétisme devient un acte politique, une manière de réinscrire les savoirs et les spiritualités noires dans le tissu littéraire occidental. Je retrouve cette notion de syncrétisme culturel et spirituel dans le dessin compulsif de Carlota Sandoval Lizarralde, et dans sa collection d’objets venus de Colombie, où elle a grandi. La rencontre d’éléments issus de la religion catholique et de l’imagerie latino-américaine populaire évoque la migration, le métissage, la séparation et le voyage. Ce mélange n’est pas anecdotique : il traduit une volonté de reconstruire une identité fragmentée par la migration et l’histoire coloniale qui traverse aussi toute la pensée d’Audre Lorde.
C’est à travers la matérialité, dans ce qu’elle peut dire de l’histoire, de l’échange ou de l'obsolescence, que Laura Porter et Sabrina Violet développent leurs recherches. Travaillant en duo à cette occasion, elles explorent l’origine et l’évolution des objets, s’intéressant aux systèmes d'échange, aux passages d’un support à un autre, aux processus de dissimulation, ainsi qu’à la manière dont les formes peuvent se libérer des cadres qui leur sont imposés. Leur pratique dépouillée, presque méditative, donne à voir la simplicité des formes et la spontanéité du geste, révélant une attention à la manière dont les motifs deviennent la structure même des formes qu’ils habitent.
Les personnages qui peuplent l’écosystème de Rozy Tergemina Sapelkine, comme le letchi, la grenouille, l’âne ou la patate douce, sont des allégories de la sagesse subversive et de la dissidence. Évoluant dans des performances sans scènes inspirées d’art de rue et des récits diasporiques de l’océan Indien, iels revendiquent leur appartenance à l’art populaire tout en s’immisçant avec malice dans les espaces élitistes du monde de la culture.
Les textes d’Audre Lorde expriment la tension constante entre la vulnérabilité de l’existence marginalisée et la force joyeuse de la survivance ; l’écriture est une réponse vitale à l’oppression. Kevin-Ademola Sangosanya transforme cette lutte en puissance poétique, en œuvres chargées d’àṣẹ (un principe de vitalité et une force d'agentivité qui infuse toute chose, un concept philosophique et spirituel central de la culture yorùbá). Intéressé par les récits du monde atlantique noir et païen, ainsi que par les formes de syncrétisme qui en découlent, Kevin-Ademola Sangosanya explore l’àṣẹ comme force de résilience. Son travail questionne l’invisible, l’au-delà, et — de manière plus symbolique — ce qui précède ou transcende la vie. « Nous n'étions pas censées survivre »5.
Audre Lorde s’inscrit aussi pleinement dans une dynamique contre-culturelle, et propose une vision radicalement alternative de la société, du langage et de la communauté. Dans une même démarche, en réalisant un ensemble de pièces qui renversent les hiérarchies culturelles, Benjamin Hochart met en lumière le potentiel politique et esthétique des marges. Ses œuvres, qui s’alimentent les unes et les autres dans une dynamique autophage, interrogent les normes sociales et artistiques, croisent les localismes et rendent hommage aux cultures populaires.
Dans une démarche de réhabilitation sensible, Antoine Dochniak présente lui aussi des images d’archives ou des sculptures articulées, en équilibre, qui figurent des corps soumis aux tensions sociales ou pris dans l’engrenage de mécanismes politiques sournois. L’invisible a des effets. Le corps n’est jamais neutre : il est au cœur de l’expérience politique et poétique. Dans son essai Uses of the Erotic, Audre Lorde affirme sa dimension sensuelle et érotique comme un outil de résistance, une source de connaissance profonde, souvent méprisée par la culture patriarcale occidentale. Le corps holistique, sa mémoire et son rapport au temps cristallisent ces questionnements. Dans les peintures textiles d’Héloïse Delègue, il est morcelé, fragmenté, quasi disséqué, avant d’être suturé avec soin, comme pour redevenir un sujet unifié. Les œuvres apparaissent alors comme de véritables outils de rituels de guérison, inspirés par des expériences intimes de douleur, de maladie ou de transformation. Dans les poèmes d’Audre Lorde écrits après son diagnostic de cancer, la douleur devient langage ; elle fait alors du corps un lieu de vérité politique.
Ces huit artistes nous proposent des contre-récits où se rencontrent les histoires, pensées et croyances, dans une cartographie sensible qui recompose à la fois des territoires réels et symboliques. Leurs pratiques sont des lieux de résistance et de réinvention collective ; chaque œuvre nous propose un espace de révolte, de soin ou de mémoire.
“Si je résonnais vraiment
je te déchirerais
les tympans
ou le cœur”6.
*. D’après le poème Coal, 1976
2. « I am deliberate and afraid of nothing. ». (traduction libre) Audre Lorde, New Year's Day, poème extrait de A Land Where Other People Live, 1973
3. « It is not our differences that divide us. It is our inability to recognize, accept, and celebrate those differences » (traduction libre) Audre Lorde, Our Dead Behind Us: Poems, 1986
4. Audre Lorde, Poetry is not a luxury, poems for all season, 2025
5. Audre Lorde, The Black Unicorn, 1978
6. Audre Lorde, The Black Unicorn, 1978
La poésie d’Audre Lorde est à la fois politique et personnelle, mêlant l’intime à la lutte contre les oppressions. « La poésie n’est pas un luxe »4. Son écriture est un outil de résistance. Elle est directe, rythmée et toujours chargée d’expériences personnelles. Son œuvre est profondément marquée par un syncrétisme culturel et spirituel. Afro-américaine d’origine caribéenne, elle croise des références aux traditions africaines, aux figures mythologiques noires, mais aussi à des formes occidentales de poésie. Dans La licorne noire, par exemple, elle invoque des figures divines issues de différentes aires géographiques, créant un langage poétique qui transcende les frontières culturelles. Ce syncrétisme devient un acte politique, une manière de réinscrire les savoirs et les spiritualités noires dans le tissu littéraire occidental. Je retrouve cette notion de syncrétisme culturel et spirituel dans le dessin compulsif de Carlota Sandoval Lizarralde, et dans sa collection d’objets venus de Colombie, où elle a grandi. La rencontre d’éléments issus de la religion catholique et de l’imagerie latino-américaine populaire évoque la migration, le métissage, la séparation et le voyage. Ce mélange n’est pas anecdotique : il traduit une volonté de reconstruire une identité fragmentée par la migration et l’histoire coloniale qui traverse aussi toute la pensée d’Audre Lorde.
C’est à travers la matérialité, dans ce qu’elle peut dire de l’histoire, de l’échange ou de l'obsolescence, que Laura Porter et Sabrina Violet développent leurs recherches. Travaillant en duo à cette occasion, elles explorent l’origine et l’évolution des objets, s’intéressant aux systèmes d'échange, aux passages d’un support à un autre, aux processus de dissimulation, ainsi qu’à la manière dont les formes peuvent se libérer des cadres qui leur sont imposés. Leur pratique dépouillée, presque méditative, donne à voir la simplicité des formes et la spontanéité du geste, révélant une attention à la manière dont les motifs deviennent la structure même des formes qu’ils habitent.
Les personnages qui peuplent l’écosystème de Rozy Tergemina Sapelkine, comme le letchi, la grenouille, l’âne ou la patate douce, sont des allégories de la sagesse subversive et de la dissidence. Évoluant dans des performances sans scènes inspirées d’art de rue et des récits diasporiques de l’océan Indien, iels revendiquent leur appartenance à l’art populaire tout en s’immisçant avec malice dans les espaces élitistes du monde de la culture.
Les textes d’Audre Lorde expriment la tension constante entre la vulnérabilité de l’existence marginalisée et la force joyeuse de la survivance ; l’écriture est une réponse vitale à l’oppression. Kevin-Ademola Sangosanya transforme cette lutte en puissance poétique, en œuvres chargées d’àṣẹ (un principe de vitalité et une force d'agentivité qui infuse toute chose, un concept philosophique et spirituel central de la culture yorùbá). Intéressé par les récits du monde atlantique noir et païen, ainsi que par les formes de syncrétisme qui en découlent, Kevin-Ademola Sangosanya explore l’àṣẹ comme force de résilience. Son travail questionne l’invisible, l’au-delà, et — de manière plus symbolique — ce qui précède ou transcende la vie. « Nous n'étions pas censées survivre »5.
Audre Lorde s’inscrit aussi pleinement dans une dynamique contre-culturelle, et propose une vision radicalement alternative de la société, du langage et de la communauté. Dans une même démarche, en réalisant un ensemble de pièces qui renversent les hiérarchies culturelles, Benjamin Hochart met en lumière le potentiel politique et esthétique des marges. Ses œuvres, qui s’alimentent les unes et les autres dans une dynamique autophage, interrogent les normes sociales et artistiques, croisent les localismes et rendent hommage aux cultures populaires.
Dans une démarche de réhabilitation sensible, Antoine Dochniak présente lui aussi des images d’archives ou des sculptures articulées, en équilibre, qui figurent des corps soumis aux tensions sociales ou pris dans l’engrenage de mécanismes politiques sournois. L’invisible a des effets. Le corps n’est jamais neutre : il est au cœur de l’expérience politique et poétique. Dans son essai Uses of the Erotic, Audre Lorde affirme sa dimension sensuelle et érotique comme un outil de résistance, une source de connaissance profonde, souvent méprisée par la culture patriarcale occidentale. Le corps holistique, sa mémoire et son rapport au temps cristallisent ces questionnements. Dans les peintures textiles d’Héloïse Delègue, il est morcelé, fragmenté, quasi disséqué, avant d’être suturé avec soin, comme pour redevenir un sujet unifié. Les œuvres apparaissent alors comme de véritables outils de rituels de guérison, inspirés par des expériences intimes de douleur, de maladie ou de transformation. Dans les poèmes d’Audre Lorde écrits après son diagnostic de cancer, la douleur devient langage ; elle fait alors du corps un lieu de vérité politique.
Ces huit artistes nous proposent des contre-récits où se rencontrent les histoires, pensées et croyances, dans une cartographie sensible qui recompose à la fois des territoires réels et symboliques. Leurs pratiques sont des lieux de résistance et de réinvention collective ; chaque œuvre nous propose un espace de révolte, de soin ou de mémoire.
“Si je résonnais vraiment
je te déchirerais
les tympans
ou le cœur”6.
*. D’après le poème Coal, 1976
2. « I am deliberate and afraid of nothing. ». (traduction libre) Audre Lorde, New Year's Day, poème extrait de A Land Where Other People Live, 1973
3. « It is not our differences that divide us. It is our inability to recognize, accept, and celebrate those differences » (traduction libre) Audre Lorde, Our Dead Behind Us: Poems, 1986
4. Audre Lorde, Poetry is not a luxury, poems for all season, 2025
5. Audre Lorde, The Black Unicorn, 1978
6. Audre Lorde, The Black Unicorn, 1978